Travail, emploi, métier humanitaire : de quoi parle-t-on ?

En tant qu’activité, le terme insiste sur deux dimensions : tout d’abord, il s’agit d’une activité organisée, et ensuite elle vise à atteindre un objectif déterminé et utile: le travail n’est pas un loisir. En tant que processus, le terme signifie une « action continue, progressive, qui aboutit à une modification observable ». Cette définition est intéressante dans le cadre de l’action humanitaire, nous y reviendrons.
Les mots « emploi » et « métier » précisent davantage le cadre du travail: celui-ci est rémunéré, il est reconnu, et il est spécifique. Le terme de « métier », comme celui de « profession », ont toutefois une signification plus riche encore, car ils indiquent l’existence de secteurs professionnels spécifiques. En outre, par leur étymologie, ces deux termes ont aussi un sens religieux et moral qui n’est pas sans intérêt pour notre sujet, nous y reviendrons également.
Sans rentrer dans le détail de cette gradation, que la sociologie des professions a bien analysée, allant de la « tâche » jusqu’à la « profession », il est intéressant de prendre en compte ces nuances, car elles éclairent les perceptions parfois contradictoires que le secteur humanitaire a sur sa propre activité.
L’humanitaire : un travail mal assumé ?
En effet, le secteur ne semble pas à l’aise avec ces contours. Au « travail » humanitaire, on lui préfère souvent le terme d’« action humanitaire » et, mieux encore, les individus préféreront parler de leurs « missions ». L’objectif prime sur le cadre ; le sens prime sur le contrat. Besoins Services Plus avait déjà fait ce constat en menant une étude sur l’état des métiers humanitaires en 2019. Nombre de répondants avaient indiqué qu’ils se sentaient moins exercer un métier spécifique que faire partie d’un environnement.
Cette perception s’explique bien si l’on repense au deuxième sens du mot travail, en tant que processus de transformation. L’action humanitaire vise à répondre aux effets des crises et concentre beaucoup de ses efforts à prouver que sa démarche amène un changement positif et mesurable.
Cependant, cette perception est étonnante pour deux raisons. Tout d’abord parce que d’autres métiers, très proches, assument pleinement ce cadre et cette appellation : c’est le cas du travail social qui, selon la définition qu’en donne le code de l’ONU, vise à apporter une aide aux personnes. Les différents appareils législatifs au Canada rappellent qu’il a aussi pour mission d’accompagner les personnes dans le respect de leur dignité, et selon des principes de solidarité. En outre, c’est un secteur d’emploi très réglementé, y compris par ses diplômes. Des certifications professionnelles dédiées existent, et les écoles qui les délivrent ont un agrément spécifique.
Ensuite, le travail humanitaire consiste à mener des activités et des tâches particulièrement normées et contrôlées. La quantité de cadres et de standards produits par les bailleurs et les ONG elles-mêmes créent des réflexes et des pratiques qui rendent le travail tout à fait spécifique, qui créent des métiers spécifiques (la gestion financière, par exemple), alors même que le poids de ces normes est dénoncé par le secteur.
C’est ainsi que les écoles qui forment aux compétences humanitaires, comme Besoins Services Plus, ont pu obtenir par le ministère Canadien du Travail, la création de certifications professionnelles sur un certain nombre de métiers humanitaires. En validant des référentiels métiers fondés sur des analyses de situations professionnelles, d’annonces d’emplois proposées par le secteur, et d’enquêtes, l’autorité publique reconnaît le caractère spécifique de ce travail humanitaire.
Pour autant, l’ambiguïté demeure, puisqu’il n’existe, au Canada, aucune « branche professionnelle » de la solidarité, et donc aucun observatoire permettant d’analyser l’évolution des compétences et des emplois dans le secteur. Il n’existe pas non plus, à la différence d’autres domaines tels que les sciences de l’ingénierie ou de la gestion, de réglementation spécifique encadrant les écoles qui délivrent des diplômes de l’action humanitaire. Le secteur tente de se doter de labels, mais leur reconnaissance reste limitée. Celui élaboré par l’organisation PM4NGO vise, par exemple, à certifier les compétences en gestion de projet dans les organisations de la société civile. Cependant, ce label reste très concurrencé par des marques internationales comme le Project Management Institute. De même Besoins Services Plus, formé par quelques acteurs de la formation humanitaire, reste secondaire par rapport à tous les certificats délivrés par des établissements de renom.
Un dernier paradoxe tient au fait que le secteur humanitaire, alors même qu’il est très contraint par les normes et les exigences de redevabilité, reste, semble-t-il, un très petit pourvoyeur d’emplois : à peine 650 000 salariés dans le monde, d’après la coordination humanitaire. Si le secteur n’assume toujours pas complètement le discours sur sa professionnalisation, force est de constater qu’une personne qui intègre ces métiers de niche, malgré le poids des normes et le très faible nombre de postes salariés, fait bien « profession » d’humanitaire.